138e congrès, Rennes, 2013 - Se nourrir. Pratiques et stratégies alimentaires

mardi 23 avril 2013 - 09:00


Thème VI. Représentations et alimentation

Sous-thème : VI.A. Arts et pratiques alimentaires

Titre : L'anthropophagie mystique dans l'art et la littérature fin-de-siècle : signe annonciateur d'une apocalypse

Président : POULOT Dominique, professeur à l'université Paris I - Panthéon-Sorbonne

Le propre de la littérature et de l’art fin-de-siècle (1880-1900) fut d’organiser ses espaces fantasmatiques selon une topologie décadente. Espaces qui débouchent sur l’exemple du martyre de saint Jean-Baptiste qui synthétise toute la rhétorique du cannibalisme mystique. L’art fin-de-siècle réinterprète les textes bibliques, l’horreur du sang énoncée dans le Lévitique (XVII, 10-14), Flavius Josèphe (Contre Appion, II, 8) Tertullien (Apologétique, VII), Justin (Apologie pour les chrétiens, II, 12) qui reprennent la question de l’anthropophagie rituelle. Chez Oscar Wilde (Salomé, 1893), le cérémonial de la mise à mort est un sacrifice sanglant (la tête du prophète devenant grappe) qui aboutit à une transsubstantiation profane.
L’iconographie est image et projection d’une époque. Ainsi, le banquet d’Hérode anticipant la Cène eucharistique permet de subvertir l’interdit puisqu’il s’agit de se repaître de chair et de sang dans un festin religieux, phénomène d’inversion qui connait un développement intense entre 1870 et 1914. Devenu une obsession artistique collective, il mêle fascination et répulsion en une allégorie de l’œuvre d’art inaccessible, attirante et mortelle qui tue et dévore son créateur en même temps que le suicide consenti d’un monde voué à disparaître dans le cataclysme de la Grande Guerre. Il s’agit de montrer, à travers ce thème de l’hémophagie ou du cannibalisme, le caractère tragique du progrès lié à la défaite française de 1870 qui conditionne une sensibilité névrosée confortée par l’effondrement politique, social, culturel et spirituel de la France. Dans ce contexte particulier, le banquet d’Hérode prend une dimension eschatologique. Le supplice du saint devient tout autant une métaphore d’une société en décomposition. La tête du saint profanée par Salomé devient alors une métaphore de l’horreur absolue, du tragique du progrès qui ne débouche que sur la mort et la ruine. Le corps morcelé, décapité, exprimant, pour reprendre l’idée de l’historien de l’art Jean-David Jumeau-Lafond, le « désespoir métaphorique d’un art idéaliste lancé à la poursuite de l’idée désormais privée de corps » (Jean-David Jumeau-Lafond, « Jean Lorrain et le corps sans tête : la peur comme frisson esthétique » dans Le frisson esthétique, n°1, été 2006, p. 54). 
De là cette morbidité, cette obsession de la « Chute » dans l’art. Gustav-Adolf Mossa (1883-1971), peintre niçois, revitalise le thème mais il le transforme radicalement. Ses aquarelles de 1904 montrent le thème se diluant dans la dérision ou l’horreur. À travers sa série de Salomé, il associe dans une esthétique déliquescente la dimension tragique de la fin d'un monde et les figures viciées de la modernité. La parole de l’Évangile : « Heureux les affamés et les assoiffés car ils seront rassasiés » se trouve ainsi détournée, la tête de Jean-Baptiste incarnant l’éternelle dévoration d’une époque en crise substituant le sacrifice à l’art et préfigurant les guerres à venir.

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Mme Delphine DURAND, Docteur en histoire de l'art